Mars 2021, les lieux de culture sont fermés au public. A l’intérieur pourtant, la création continue. Au théâtre Jean Vilar à Montpellier, les deux comédiennes – metteuses en scène Fanny Rudelle et Vanessa Liautey peaufinent « Les blessures du crocodile ». Faute de représentations, le volet #4 de leur cycle ‘’Actions‘’ sera capté en vidéo et retransmis en direct live sur Facebook.
« Quand tu es prête, on y va. » Fanny Rudelle est assise sur ses talons, tout au bord de la scène. Le dos très droit tourné vers le public absent, les mains à terre, le menton relevé, son regard fixe le jeu de Vanessa Liautey. Noir total ou presque. Une guirlande de cinq boules blanches de guinguette surplombe une bâche carrée en fond de scène. Et quatorze ampoules pas toujours allumées encadrent la petite estrade d’un mètre de côté sur laquelle se perche la comédienne. Cette fois, Fanny a le rôle de la metteuse en scène. A la lumière de l’écran de son ordinateur ouvert, elle guide l’actrice, donne le mot qui manque, le texte en feuilles volantes à la main, suspendue.
Une voix off, un fond musical de Billie Eilish. « C’est l’activité physique qui muscle le corps, pas le sexe auquel on appartient. » Le texte prend naissance dans la bouche de Vanessa. Les mots couvrent la narration puis se détachent, tranchants pour occuper tout l’espace. C’est expressément pour elles deux que Marine Bachelot Nguyen, comédienne engagée, elle aussi, a écrit « Les blessures du crocodile ». Un personnage crocodile qui passe d’homme à femme, de fille à garçon. « Un crocodile aveugle devient femme, intègre le gynécée. Sa peau s’affine et s’amollit ». « Ce qui sculpte le corps et l’esprit, c’est ce qu’on leur donne, non ?? », clame Vanessa. Les mots piquent à certains endroits. Les stéréotypes sont exagérés. Une manière de questionner, sans être non plus à charge, d’un côté comme de l’autre. Est-ce la faute des garçons s’ils sifflent les filles dans la rue ? Qui leur a inculqué cela ? Jeunes à l’école, ils occupaient toute la cour à jouer au foot, « ne laissant que les bords et les marges aux autres. » On leur a appris « à penser à leur gueule » avant toute chose.
Fanny ne coupe pas le jeu. Elle n’est ni grande ni petite, fine, la quarantaine, le visage long et clair, les yeux en amandes. Ses interventions sont courtes. Ses conseils, précis. Calme, douceur, pas un mot plus haut que l’autre. Ses consignes s’arrêtent net sans points de suspensions. Ce sont des conseils-questions, reflet du travail concerté, qui n’attend pas l’acquiescement de l’autre, le sous-entend.
Donner à voir et entendre un texte et parler ensuite
Les deux artistes ont commencé à travailler sur le projet des ’’Actions’’ en janvier 2015, au lendemain des attentats contre la rédaction de Charlie Hebdo. « Nous nous sommes demandées comment nous pourrions agir. Nous sommes comédiennes, metteuses en scène et ce que nous savons faire ce sont des spectacles. Notre idée a été de monter des pièces qui parleraient des thèmes de la république et qui inciteraient au dialogue. Nous avons souhaité donner la place à l’échange, pour que les gens se parlent entre eux pour peut-être mieux se comprendre. » Elles ont monté 4 pièces courtes (30 à 40 minutes), baptisées « Actions# » conçues pour être jouées dans des écoles, des maisons pour tous, tout près du public, jusqu’à les toucher. Donner à voir et entendre un texte et parler ensuite. Des textes pour des solos scénographiés : « Je suis Rosa Park » qui rappelle l’abolissement de la ségrégation raciale aux Etats-Unis ; « Guerre, si ca nous arrivait » : un tout petit récit qui inverse les rôles, place des occidentaux en exil dans un pays où ils ont un statut de « refugiés » sans droits, sans avenir, sans espoir de retour. « Foi en la devise » explore la laïcité. Puis « Les blessures du crocodile » : hommes ou femmes, comment chaque sexe est conditionné. Tour à tour, pour chaque spectacle, l’une prend le rôle de comédienne et l’autre celui de la metteuse en scène. « Sur ce projet, il n’y a pas de préférence du tout. Nous créons tout ensemble », confirme Fanny Rudelle.
« Dans le gynécée, les jeunes filles ont toutes le même gabarit, le corps dressé pour le tissage, le foyer, le mariage. » En femme, languide dans sa trop grande veste noire, Vanessa gesticule. Ses longues mains ouvertes dépassent des manches bordées d’un liseré blanc et se tordent. Juchée sur l’estrade, son visage clair est encadré de ses cheveux noirs attachés haut. Ses yeux aveugles fixent un point dans l’obscurité. « Tout pour plaire à l’autre, pour être comme l’autre nous veut. » Les deux tendons de son cou sont deux lignes verticales. Elle évoque les coups, les blessures sur la peau du crocodile. La veste est chiffonnée, jetée. Ses bras fins, ses poings osseux glissent et se tordent le long de ses hanches dans son pantalon noir, fluide. Les poings se calent au fond des poches du pantalon devenu le survêt’ d’un jeune garçon, dédaigneux, légèrement penché en arrière. Le pantalon est bas sur les hanches, plus bas encore, pour finalement glisser et tomber à ses pieds et être jeté hors de l’estrade.
« Ce que tu dis n’est pas agréable, rappelle Fanny. Cela ne doit pas être plaisant. » La veste est réenfilée, le pantalon aussi. De l’eau coule dans une canalisation. Vanessa met ses mains au visage. Bouche ses oreilles comme si elle cherchait le « la » et redit son texte. La voix se fait plus grave. La scène est rejouée, inlassablement. « Ok, je l’ai.» « D’accord, essaye de tout enchaîner. »
Fanny boit, repose sa gourde-thermos, sans aucun bruit sur le plancher de la scène. Elle met ses lunettes pour relire une note griffonnée en marge du texte, les enlève et les garde à la main, une mèche de ses cheveux mi longs châtain tombe mais ne semble pas déranger sa concentration.
Ce n’est pas un spectacle, c’est le travail qui mène à la représentation
Dans la salle du théâtre, il n’y a pas de centaines d’yeux dans le noir, pas de toux, aucun raclement de gorge qui se voudrait discret. Le théâtre est vide. Les 330 fauteuils rouges sont sagement pliés. Ce n’est pas un spectacle, c’est le travail qui mène à la représentation. De représentation, il n’y en aura pas non plus comme d’habitude dans les écoles ou les maisons pour tous, fermées aux intervenants extérieurs par temps de crise sanitaire. Aussi, le théâtre Jean Vilar, vide, comme depuis presqu’un an, a proposé à la compagnie de venir s’y installer. La pièce sera captée et retransmise en direct live sur Facebook. C’est Kaïna TV, acteur du monde engagé auprès des jeunes de cités, qui se charge de cela. « On a imaginé 3 caméras. Une fixe. Deux sur scènes », propose Akli Alliouat, son directeur. « Oui, Vanessa interpelle le public dans son jeu. La caméra pourrait venir sur elle à ce moment-là, rappelle Fanny. Le personnage est aveugle, on a imaginé intégrer un cadrage raté : comme si elle voulait s’approcher de la caméra, et la loupe. »
Maintenant debout, Fanny remonte son jean sans ceinture. Son pull bleu marine avec des épaulettes, un peu élimé, a vécu. Stable et presque figée, elle va mimer un instant le geste de l’actrice, la position de la caméra. Et reprendre ensuite sa place, sans un bruit, à genoux ou à quatre pattes le dos en planche, toujours, le visage tendu vers l’avant, toute entière dans la tension du travail. « Baisse ton bras, là, on ne voit plus ton visage », indique Fanny. « Oui, confirme Eve, la régisseuse lumière, on pourra mettre une douche face pour la caméra fixe. On fera les essais. »
Le spectacle sera répété à nouveau le 26 mars pour être capté en vidéo à 20h et diffusé en direct live sur Facebook. Le challenge technique est de restituer dans la petite fenêtre de Facebook, une pièce intimiste qui se joue sur scène. Mais c’est le seul moyen que tous ont imaginé pour continuer à travailler, à produire. « Oui on est fatiguées de repousser, de jouer devant trois personnes professionnelles qui viennent nous soutenir, voir nos créations dans la perspective peut-être de pouvoir les programmer en 2023, fatiguées d’inventer des projets légers, pas chers, et finalement ne pas atteindre notre public, avoir ces échanges avec eux sur les questions que l’on soulève. Et on passe sans cesse d’attente en attente. Il y a un regain d’envie de passer au rapport de force entre le gouvernement et nous : entre les décisions injustes et peu en lien avec le travail responsable de ceux qui gèrent les théâtres et sont tout à fait capables d’accueillir les spectateurs avec respect des règles sanitaires. »
Vanessa est assise sur l’estrade. Il ne lui reste qu’un justaucorps-short noir, un haut bariolé, des collants couleur chair. Elle est posée, un pied en l’air. « C’est toujours là que j’ai le trou.» Fanny souffle la suite : « On est un clan, nous les crocodiles. » Rires partagés. « Effectivement, c’est pas mal. C’est bien. Presque 18h. On va pas aller plus loin aujourd’hui. »
Valérie Handweiler